Pendant la Première Guerre mondiale, 48 000 Corses sont morts pour la France. C’est ce que les insulaires de ma génération ont appris à l’école de la République. C’est aussi ce que leurs enfants, petits-enfants, etc. et avec eux les millions de touristes visitant la ville natale de Napoléon ont pu lire, des années durant : « …sur un rocher du rivage, près d’une jolie plage, balise de Vignola, sur laquelle a été érigée une "borne de terre sacrée", provenant des champs de bataille, à la mémoire des 48 000 Corses tombés en 1914-1918 » (Guide Bleu, Paris, Hachette, 1954, p. 90)2. Et pourtant un simple coup d’œil sur la population de la Corse dans les années qui précédèrent et suivirent la Grande Guerre : 1901 : 295 589 habitants, 1911 : 290 000 habitants, 1921 : 281 959 habitants, 1931 : 320 000 habitants3 suffit à s’en convaincre : les chiffres avancés dans l’entre-deux guerres ne résistent pas à l’examen. On croira difficilement que le pourcentage des tués soit passé de 3,5 % pour l’ensemble de la France, à 16,55 % dans ce département insulaire. N’allons pas en déduire pour autant que les chiffres ne méritent pas le moindre crédit. La vérité est infiniment plus nuancée. Mais il faut pour la voir, prendre en considération un fait connu de tous, mais trop souvent éludé : depuis des générations les Corses sont condamnés à quitter massivement leur terre natale pour chercher ailleurs un moyen de subsistance. Et c’est pourquoi le décompte des morts pour la France ne doit pas être fait en partant de la seule population de l’île mais de l’ensemble des Corses de la diaspora, en commençant par les fonctionnaires, militaires, marins, etc. servant aux quatre coins de l’empire français. C’est ce qui fut fait dans l’entre-deux guerres, et c’est là que le dérapage – dans la mesure où l’on peut parler de dérapage – se produisit, sans que personne songeât à faire la moindre réserve pour une raison facile à comprendre : le but de l’opération n’était pas alors de connaître à l’unité près le nombre des Corses tombés au champ d’honneur, mais de faire obstacle aux revendications italiennes sur la Corse, en exaltant le patriotisme français de ses enfants. Seulement voilà, les temps changent, et le jour vint où les chiffres avancés donnèrent lieu à une tout autre interprétation. De 1914 à 1918, des milliers de Corses avaient été délibérément sacrifiés. C’est ce qui arriva le jour où le nationalisme corse sortit du coma artificiel dans lequel il fut plongé, au temps où les phalanges mussoliniennes campaient à nos portes, vociférant "Corsica, terra nostra". Fallait-il pour autant remplacer le nombre imprudemment avancé par un mot creux ? Oui vraiment, fallait-il éliminer tous les Corses de la diaspora pour rapprocher le pourcentage de nos martyrs, 4,2 %4, de la moyenne nationale ? Bref, fallait-il aller jusqu’à profaner sans vergogne le Mémorial élevé à la gloire de ceux qui consentirent le sacrifice de leur vie pour faire de nous ce que nous avons le bonheur d’être : des hommes libres ? Jean Defranceschi Directeur de recherche au CNRS